Les rayons ardents du soleil viennent frapper ma peau et me sortent de ma torpeur. Je sens, sous moi, ces grains de sable. Je n’aime pas le sable. Il se colle et s’insinue partout, grippe les machines, bloque les mécanismes. Oui, le sable est l’ennemi ultime de nos belles machines industrielles. J’essaie d’ouvrir les yeux, et une douleur lancinante, lourde émane de mon crâne. Et ma gorge est sèche. J’ai beau tenter, impossible de faire venir la moindre goutte de salive pour l’humidifier. J’ai soif, comme jamais. Je ne savais pas que ressentir une telle sensation était possible. J’ai l’impression d’avoir avalé un kilo de sel et qu’il a absorbé la moindre goutte d’eau de mon être.
J’essaie de me relever. Impossible de me tenir sur mon bras gauche, une douleur fulgurante s’en élance alors que j’essaie de m’appuyer dessus. Je regarde mon bras. Ma veste est déchirée, je vois du sang séché à la hauteur de mon coude.
J’arrive finalement à me relever et je regarde autour de moi. J’aperçois à une cinquantaine de mètres la carcasse encore fumante d’un 4X4. Des débris sont éparpillés autour du sol. Pas d’autres personnes, si ce n’est le conducteur du véhicule qui ressemble à un méchoui carbonisé, encore attaché à son siège. Pour le reste, il n’y a rien. Pas âme qui vive, pas le moindre bruit. Il n’y a que moi et ces foutus grains de sable, à perte de vue.
Je savais bien que je n’aurais jamais dû accepter ce rallye dans le Sahara. Mais les relations publiques m’ont dit que pour signer ce contrat avec le gouvernement sénégalais, je n’avais pas d’autre choix que d’accepter. Ils se seraient vexés en cas de refus et ce contrat juteux nous serait passé sous le nez.
Je fouille mes poches. Vides. Plus de smartphone, plus de portefeuille. Impossible d’appeler qui que ce soit, et quand bien même, aurais-je eu du réseau ? Que faire maintenant ? Rester ici, tenter de trouver un abri, alors qu’il n’y a pas la moindre trace d’ombre à perte de vue ? Si je ne trouve pas rapidement de l’eau, je ne donne pas cher de mon petit être.
J’essaie de me repérer avec les traces laissées par le passage de mon véhicule. À peine quelques marques. Le vent du désert est déjà à l’œuvre, masquant toutes nos frêles empreintes. Ici, seuls comptent le silence, la désolation et la solitude. J’ai à peine marché quelques minutes que je m’écroule. Les forces me manquent. Vais-je mourir ici, éloigné de toute forme de vie ? Moi, Peter, éminent homme d’affaires, riche à millions, vais-je crever comme une petite merde ? Comme les gens que je méprise du soir au matin ? C’est donc ces sensations que le commun des mortels ressent lorsqu’ils atteignent le summum de l’agonie ?
De rage, de colère et de désespoir, je sens mes glandes lacrymales qui tentent de remplir leur tâche. Mais aucune larme ne vient. Je suis aussi sec qu’un saucisson qui a séché durant des semaines à l’air libre. Mes dernières forces me quittent, je n’arrive plus à tenir mes paupières ouvertes.
Je sens une pression sur l’épaule. Et une voix. J’ouvre péniblement les yeux. Un gars est penché au-dessus de moi. Le genre bouseux, avec des dents en moins et habillé de fringues que même l’armée du salut n’en voudrait pas.
-Monsieur, ça va ? Tu sais te lever ? Viens, je vais te sortir de là !
Je n’arrive à sortir que deux mots : « à boire ! »
— Ha ça, monsieur, ça fera cinq dollars !, me dit-il d’un air plus que sérieux.
Quoi ? Ce type veut m’aider, mais pour me filer à boire, il me demande du fric ?
— S’il.Vous.Plait. De l’eau.
— Désolé monsieur, ça je ne peux pas te donner. Je veux bien t’aider, te conduire au village. Ça, c’est gratuit. Mais pas de cash, pas d’Aquala.
Si Dieu existe, il doit être un sacré petit plaisantin. Aquala. Une de nos marques d’eau les plus vendues en Afrique. Je n’arrive pas à sortir d’autre mots. Chaque syllabe prononcée me provoque une douleur incommensurable. Dire qu’autour d’une table, pendant une négociation, je peux retourner un type dans son genre comme une crêpe et en obtenir ce que je veux. Et ici, je n’arrive même pas à obtenir la moindre goutte d’eau.
Il m’aide à me relever et me conduit jusqu’à son véhicule, qui ressemble plus à une épave qu’autre chose. La carrosserie tient à peine debout, des traces de rouille sont visibles sur tout le pourtour. Les sièges d’origines ont été remplacés par des planches de bois mal taillées.
Pendant tout le trajet, il me parle de tout, de rien. Il me demande comment j’ai atterri là. Je ne sais que hocher de la tête. Je préfère garder mes forces. Au bout d’une petite demi-heure, nous arrivons dans un petit village. Il m’aide à me sortir de sa boîte à quatre roues, et je lui fais un sourire de remerciement. Je balaie du regard mon nouvel environnement, et je m’aperçois que la délivrance est à portée de mes doigts : il y a un puits qui n’attend que moi !
Ragaillardi par cette vision, je me rapproche tant bien que mal que vers ce trou salvateur. Mais, alors que je m’apprête à remonter de l’eau à l’aide d’un sceau, une voix m’arrête.
« Pour puiser de l’eau, c’est cinq dollars ! »
Je m’arrête. Je puise dans mes dernières forces pour tenter de convaincre cette personne, tout aussi mal fagotée que mon sauveur.
« Écoutez, j’ai eu un accident dans le désert. Je ne sais combien de temps ça fait que je n’ai plus bu. Je suis riche, très riche. Une fois que l’on viendra me rechercher, je vous les donnerai vos cinq dollars. Multiplié par dix-milles, même ! »
Mon interlocuteur hoche la tête négativement.
« Je peux vous prêter mon téléphone pour que vous puissiez appeler vos amis. Mais, pour l’eau, non. Pas de cash, pas d’Aquala. »
Je ne peux contenir ma colère. Ces gens sont prêts à tout pour m’aider, mais ils ne sont même pas foutus de me filer à boire ! La personne, voyant mon désarroi, m’explique la situation.
« Ecoutez, ce n’est pas de notre faute. C’est une nouvelle loi qui vient d’être promulguée. Pour faire plaisir au dirigeant d’une grande compagnie, le gouvernement a décrété que l’accès à l’eau n’est plus un droit. Toutes les sources et points d’eau sont donc privatisés et leur accès monnayé. Je voudrais bien vous aider, mais je ne peux vraiment pas. C’est la prison si je n’obéis pas. »
Je n’en crois pas mes oreilles. Je fournis des bouteilles d’eau au monde entier et je ne peux en boire la moindre goutte. Après avoir contacté Charlie, mon bras-droit, je vais m’installer contre un arbre. Je sais qu’il n’arrivera pas à temps pour me sauver. Je sens la vie me quitter doucement. Je n’arrive pas à le concevoir : mes déclarations se sont retournées contre moi. Je suis Peter Brabaicq, président de Nestlaid, la plus grosse compagnie de l’agro-alimentaire, et ardent défenseur de la privatisation à l’accès à l’eau potable. Et, ironie du sort, je vais mourir de soif.
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Photo de Neil et Kathy Carey sous licence CC BY-SA